« Le numérique dans l’édition : nouveau paradigme ? Le point de vue des bibliothécaires » par Denis Llavori

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  • Intervention séminaire à l'Institut Polytechnique de Paris

    17 décembre 2013 à 16h05 – durée : 25 minutes

    par Denis LLAVORI, Conseil général du Cantal, président de Réseau Carel.

     

    Introduction

     

    La question qui structure cette journée d’études est clairement posée dans son intitulé : le numérique dans l’édition, un nouveau paradigme ? Dans ce haut lieu de la science qu’est l’école Polytechnique, le bibliothécaire que je suis s’est imaginé que le mot « paradigme » devait être pris dans son sens épistémologique (et non grammatical ou linguistique). Le numérique dans l’édition est-il donc, pour les bibliothécaires (puisqu’on nous demande notre point de vue !...), une conception théorique dominante ayant cours à une certaine époque dans une communauté donnée ?

     

    La réponse à cette question n’est pas immédiate, car le prêt par les bibliothèques publiques de documents dématérialisés à la population n'est pas pour elles une évidence et, contrairement à ce que l’on pourrait a priori penser, ne tombe pas sous le sens (« tout ce qui tombe sous le sens rebondit ailleurs », disait Jacques Prévert). Les professionnels sont dans une position attentiste sur ce sujet. Je sais qu'il est de bon ton, dans certains milieux, de critiquer – voire de fustiger – le caractère prétendument trop timoré des bibliothécaires : ceux qui raillent ainsi se trompent. Les bibliothécaires sont, dans une très large frange de la profession, technophiles et recherchent de façon presque obsessionnelle le(s) meilleur(s) outil(s) pour transmettre des contenus intellectuels avec toujours plus de facilité et à toujours plus de monde. Ceux qui pensent ainsi ne sont pas allés, et sans doute depuis bien longtemps, en bibliothèques : ces lieux sont innovants, conduisent des expériences originales, et certains établissements (BnF, Bpi, Montpellier Agglo...) sont en pointe dans la mise à disposition des publics de contenus par l'entremise des technologies les plus récentes. Leur attentisme est donc bien – littéralement – une posture d'attente, qu'il convient de ne pas confondre avec de la frilosité.

     

    Et cet attentisme s'explique par au moins 3 raisons distinctes :

     

    • l'expérience tout d'abord : investir massivement dans de nouveaux outils de transmission des savoirs est une opération longue, lourde et surtout coûteuse. De surcroît, sans jamais être définitive, cette mutation est difficilement réversible. Qui se souvient (ce n'est pourtant pas si lointain !...) du prêt de films vidéo dans les bibliothèques publiques : deux formats (VHS et U-MATIC) se livraient une guerre commerciale pour remporter le marché des cassettes vidéo, alors émergent. Des bibliothèques avaient massivement acquis des fonds au format U-MATIC : on sait aujourd'hui ce qu'il est advenu de ce support. De telles difficultés à prévoir l'avenir rend prudent : sur la génération suivante (le DVD) peu de Blu-Ray en bibliothèques. Qui peut me dire aujourd'hui quel format de livre numérique va subsister, alors que se multiplient au contraire les formats propriétaires « non portables » ? Le produit est aujourd’hui trop instable pour engager les bibliothèques publiques à investir massivement sur les contenus numériques ;
    • la demande du public ensuite : elle est actuellement relativement faible dans la population, tout au moins pour le livre numérique (il en va autrement pour les fichiers musicaux ou la VAD). A l’occasion du dernier salon du livre de Paris (en mars 2013), pour la 10ème édition des assises du livre numérique, une enquête SOFIA/SNE/SGDL rapporte que 15% de la population nationale âgée de plus de 15 ans déclare avoir lu (tout ou partie) d’un livre électronique. Ce chiffre est par contre en constante et relativement rapide augmentation. Autre chiffre, le numérique a pesé moins de 1 % du chiffre d'affaires de l'édition hexagonale en 2011, contre plus de 10 % en Grande- Bretagne. Dans ces conditions, pourquoi les bibliothèques se précipiteraient-elles ? Un précédent existe : la substitution des CD musicaux par des fichiers numériques : ici et à l’inverse de la situation actuelle, le renversement de tendance a été rapide, presque brutal. Le public a massivement adhéré à ce nouveau support (ce nouveau média ?), prenant de court les bibliothèques, qui ont structurellement besoin de beaucoup plus de temps pour modifier leurs comportements et ajuster leurs fonctionnements. Résultats : les bibliothèques font peu, ou pas du tout, de prêt de fichiers musicaux dématérialisés. Les expériences en cours – elles existent – sont des expériences, justement. Et même positives, elles n’ont pour l’instant pas massivement séduit la profession ;
    • l'offre commerciale, enfin : elle est aujourd’hui disparate, éclatée et fragmentaire, parfois invisible, très lacunaire et non adaptée économiquement (nous y reviendrons).

     

    Alors après une si prudente introduction, comment caractériser la position des bibliothèques de lecture publique face au défi des contenus intellectuels dématérialisés ?

     

    Pour tenter de répondre en une vingtaine de minutes (une gageure !) à cette interrogation, deux questions simples peuvent d'être posées : 

    1. prêter des livres numériques en bibliothèque publique : pourquoi ?
    2. prêter des livres numériques en bibliothèque publique : comment ?

     

    Si les questions sont simples, les réponses ne le seront pas forcément.

     

    1. Prêter des livres numériques en bibliothèque publique : oui, mais pourquoi ?

     

    Les bibliothécaires ont, dans leur ensemble, bien perçu les enjeux du basculement des contenus culturels de supports traditionnels (donc matériels : livres, CD, DVD, journaux et revues, mais aussi microformes, bobines, photographies, cartes et plans : tous supports traditionnellement manipulés en bibliothèque) vers des supports dématérialisés. Leur réflexion sur cette mutation est même ancienne, collective et partagée. Mais ils ne sont pas prisonniers du mirage technologique, et leur attention demeure focalisée sur le fond (et non sur la forme). Pour le dire autrement, nous sommes par formation professionnelle plus portés sur le contenu que sur le contenant (« qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse », aurait dit Alfred de Musset). De ce « saut technologique », les bibliothèques ont perçu pourtant la radicalité : il ne s’agit plus simplement de changer de support en passant du vinyle au CD, de la VHS au DVD ou – pour remonter dans le temps – du volumen au codex. Il s’agit de faire disparaître le support et surtout (grande révolution !) de donner accès aux contenus à distance.

     

    Pour poser crûment la question : pourquoi les usagers se déplaceront- ils demain dans nos établissements puisqu’ils peuvent désormais obtenir ce qu’ils cherchent sans sortir de chez eux ? La dématérialisation des contenus culturels associée aux nouveaux réseaux de circulation de l’information pose – simplement mais brutalement – la question de l’utilité des bibliothèques ! Mais foin des Cassandre, les bibliothécaires ont déjà lancé leur contre-offensive, à travers le concept de « troisième lieu ». Ceci est une autre histoire, mais puisque les bibliothèques vont survivre, pourquoi s’intéressent- elles au prêt de livres numériques qui a priori les menace ? Pour 5 séries de raisons essentiellement :

     

    1. initier le public aux usages du numérique, tout d’abord : la formation des publics à la recherche, la sélection et l’exploitation de l’information a toujours fait partie des missions des bibliothèques. Elles sont aujourd’hui nombreuses à s’être pour la première fois intéressées au livre numérique....pour avoir voulu prêter des supports (liseuses et tablettes). Le public vient dans nos établissements pour se familiariser avec ce type d’outils, avant éventuellement d’en acquérir un à des fins personnelles. Les fêtes de Noël approchent, et la tablette ou la liseuse seront – nous prédit-on – en rangs serrés sous les sapins. Nombreux sont les usagers qui sont venus comparer et faire leur choix en bibliothèque. Ce n’est sans doute pas la meilleure raison pour laquelle les bibliothèques ont acquis des fichiers dématérialisés (« remplir » les liseuses), mais c’en est assurément une ! Permettre au public de manipuler ces nouveaux outils ;
    2. démocratiser encore l’accès à la culture : les technologies de l’information et de la communication emportent avec elles la réputation de « facilitateur d’accès ». Cette réputation n’est pas usurpée, et les potentialités de l’outil plaisent aux bibliothèques. Elles y voient une possibilité de démultiplier, donc de démocratiser, les moyens d’accéder à la connaissance. Depuis leur création sous leur forme moderne au début du XIXème siècle, depuis l’injonction du Malraux ministre de la Culture (« le ministère des affaires culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité au plus grand nombre possible de français »), les bibliothèques ont toujours été (avec l’Education nationale) un vecteur essentiel de la démocratisation des savoirs et de la réduction des inégalités (sociales, familiales, géographiques, financières...) dans l’accès à la connaissance. Nous pressentons que le livre numérique, par sa plasticité, son adaptabilité et sa simplicité d’usage sera un puissant outil de démocratisation culturelle ;
    3. tenter de précéder (et de susciter) une demande : il faut bien aussi vivre avec son temps ! Comme les commerces depuis toujours, et comme la plupart des administrations « opérationnelles » depuis quelques années (les administrations « instructrices » sont pour l’instant épargnées), les bibliothèques ont appris à intégrer dans leurs stratégies de conquêtes des publics – nos marchés à nous, en fait – la fameuse loi de l’offre et de la demande. Je l’ai dit en préambule : la demande du public en documentation numérique dans les bibliothèques est encore balbutiante. Mais les bibliothécaires sont convaincus que ce n’est qu’une affaire de temps, et envisagent même de doper cette demande par une action sur l’offre : nous souhaitons proposer du livre numérique pour le faire connaître, pour contribuer à la mutation des usages, pour aider à son développement et à sa diffusion dans la population ;
    4. profiter de l’ « aubaine Internet » : les plus militants d’entre nous souhaitent profiter des potentialités offertes par les nouveaux modes de transmission du savoir pour bouleverser l’économie même du livre, en revisitant l’équilibre de l’écosystème de la chaîne du livre. Si la chaîne traditionnelle va du créateur (auteur, illustrateur) jusqu’au lecteur en passant par l’éditeur, l’imprimeur/façonneur, le diffuseur, le distributeur, le libraire et le bibliothécaire, le livre numérique offre l’opportunité de raccourcir cette chaîne. On devrait pouvoir réduire considérablement – en théorie - les coûts unitaires du produit- livre, en faisant disparaître au moins l’imprimeur/façonneur et le diffuseur, mais peut-être aussi le libraire (ce que les bibliothèques redoutent plus que tout !). En faisant disparaître, pourquoi pas, l’éditeur : on rend hommage, à l’évocation de ce scénario catastrophe, à André Schiffrin récemment disparu (le 1er décembre dernier) et à son ouvrage au titre prophétique : « l’édition sans éditeur ». On sait aussi que, nonobstant la formule choc de ce titre, Schiffrin était un ardent défenseur d’une édition indépendante de qualité. En faisant disparaître, pourquoi pas... le bibliothécaire ?! La baisse des coûts du livre devrait ainsi augmenter mécaniquement le nombre d’acquéreurs, donc de lecteurs. Le raisonnement est sommaire, et un peu spécieux. Il n’empêche qu’il séduit une partie de la profession ;
    5. plus réfléchie et plus centrale est sans doute la 5ème et dernière raison : utiliser pour améliorer la circulation des contenus les avancées liées à cette technologie. À ce niveau, l’économie même du traitement de la documentation dans les établissements de lecture publique va s’en trouver changée. Ainsi par exemple, et sans être spécialiste de bibliothéconomie, on se rend aisément compte des avantages du livre numérique en matière de stockage (plus de magasins...et plus de poussière !), en matière de traitement matériel (plus d’équipement physique de protection, plus de vols, plus de plastification des couvertures, ni d’estampillage, ni de codes à barres...), en matière de circulation et de prêt (accès – et donc usages – simultanés de plusieurs usagers sur un seul et même document), ou encore en matière de délai de mise à disposition du public après parution (instantané en théorie avec le livre numérique contre un mois et demi aujourd’hui dans le meilleur des cas : commande, livraison, réception et enregistrement, traitement intellectuel, équipement et mise au prêt). Qu’en sera-t-il en revanche de la conservation (pour les générations futures) de cette documentation dématérialisée ? Quelle est sa durée d’amortissement ? Quelle est son cycle d’obsolescence (c’est quoi, un livre numérique à mettre au pilon) ?

     

    Ces dernières questions ne sont pas résolues, car les réponses dépendent très largement des offres économiques et des conditions techniques que le marché fera à ces clients pas comme les autres que sont les bibliothèques. Et ceci me conduit à évoquer maintenant la deuxième question :

     

    2. Prêter des livres numériques en bibliothèque publique : oui, mais comment ?

     

    Aujourd’hui, le paysage économique de l’offre commerciale de contenus dématérialisés est – pour les bibliothèques, et notamment pour les plus petites d’entre-elles – assez déstabilisant. Et ceci pour au moins 3 raisons distinctes : 

     

    1. l’offre actuelle est économiquement inadaptée : le modèle commercial pratiqué dans ce secteur a été imaginé pour des consommateurs individuels, effectuant pour leur usage privé des achats unitaires. Il n’est pas superposable aux exigences et aux besoins d’établissements documentaires profondément attachés aux principes de service public, d’usage collectif et gratuit et d’offre documentaire par le moyen de collections organisées. Un modèle commercial adapté aux acheteurs publics n’a d’ailleurs même pas été envisagé par la plupart des éditeurs du secteur. Un seul exemple permet de cerner la difficulté : si je souhaite acquérir un livre numérique au profit de ma bibliothèque aujourd’hui, à qui puis-je m’adresser ? Mon libraire local ? pas prêt ! A l’éditeur directement ? pas distributeur ! A une grossiste de produits culturels sur le Net (suivez mon regard... FNAC, Amazon) ? Il me demande de sortir ma carte bleue pour payer en ligne ! Cette inadaptation des circuits commerciaux se double d’une difficulté à trouver les produits : qui recense de façon exhaustive la production française et étrangère de livres numériques ? Personne (même si la base professionnelle Electre s’y essaye un peu) ! Les bibliothèques de lecture publique ne sont pas actuellement – ou sont très peu – prises en compte dans les circuits économiques en place. Elles demandent donc très clairement à être reconnues comme des partenaires commerciaux à part entière, et à être intégrées dans l’écosystème général, avec leurs exigences et leurs spécificités : pouvoir par exemple choisir titre par titre (et non par bouquets ou par lots) afin de constituer leurs collections comme elles le souhaitent (et ce n’est qu’un exemple) ;
    2. la seconde réserve tient à la caractérisation juridique et fiscale du livre numérique, encore instable. Qu’achète une bibliothèque aujourd’hui lorsqu’elle achète un livre numérique : un contenu dont elle est propriétaire ? un droit d’usage assimilable à un abonnement ? un droit d’accès provisoire et chronodégradable : elle ne serait alors que « locataire » ? La nature juridique du livre électronique est encore aujourd’hui floue et mal définie. S’agit-il pour la bibliothèque d’un achat ou d’une location ? D’un enrichissement de ses collections assimilables à une dépense d’investissement ou d’un simple abonnement payé sur ses crédits de fonctionnement ? Ces questions ne sont pas accessoires, car leurs réponses conditionnent jusqu’aux missions des établissements documentaires : repérer, choisir, acquérir, traiter et conditionner, communiquer et conserver. L’état des dispositifs législatifs et réglementaires sur ce sujet ne contribue pas à éclaircir ces questions. Pour n’évoquer rapidement que 3 aspects dans ce domaine : taux de TVA, prix unique et droit de prêt, nous savons que la loi sur le prix unique du livre (la fameuse loi dite « Lang ») a été étendue en 2011 au livre numérique. Nous savons également que le taux de TVA réduit (5,5%) appliqué au livre « papier » au nom de l’exception culturelle a lui aussi été très récemment (et après un début de polémique et un petit cafouillage au moment du vote) étendu au livre numérique (avec ou sans DRM). Mais nous ne savons pas encore si la loi du 18 juin 2003 sur la rémunération du droit des auteurs dans le cadre du prêt institutionnel en bibliothèque (par l’intermédiaire de la SOFIA) s’appliquera au livre numérique. Si c’est le cas, le livre numérique devient-il un livre comme les autres ? Et si la réponse est oui, pourquoi les bibliothèques ne peuvent-elles pas en être définitivement propriétaires ?
    3. la dernière série de réserves tient aux fonctionnalités même qui sont aujourd’hui attachées à un livre numérique : leur conservation (dans le temps) est-elle prévue ? ou même simplement autorisée (et possible) ? Peut-on accéder aux contenus en mode connecté et en mode déconnecté ? Peut-on y accéder en mobilité ? La portabilité des fichiers numériques (indispensables pour une bibliothèque) est-elle assurée d’un SIGB à l’autre, et d’un outil de lecture à l’autre (liseuses, tablettes, ordinateurs et smartphones, très souvent dans un format « propriétaire ») ? La lecture par un usager de la bibliothèque du livre numérique qu’elle lui fournit est-elle toujours possible (sur son matériel, sans incident technique, sans DRM démobilisateurs) ? Ces questions sont aujourd’hui sans réponses claires, ou plus exactement ne reçoivent aujourd’hui que des réponses partielles, différentes d’un éditeur ou d’un fournisseur à l’autre. Il est évidemment souhaitable que l’acquisition d’un livre numérique par un établissement documentaire permette une extension des usages par rapport à une acquisition au format traditionnel « papier » (sinon, quel est l’intérêt, d’autant que les livres numériques sont souvent à peu de choses près au même tarif que leur version papier...) : usages simultanés par plusieurs lecteurs, échange et feuilletage possibles, enregistrement de statistiques d’utilisation, accord pour une copie partielle dans le respect de la législation sur le droit d’auteur, fournitures de métadonnées et de contenus enrichis...etc.

     

    Les réserves que je viens d’exposer ne sont pas exhaustives. Les questions sont aujourd’hui loin d’être toutes résolues. Pourtant les bibliothécaires attendent des réponses de ceux qui sont en capacité de les donner : éditeurs, libraires, distributeurs. Mais ils ne sont pas pour autant dans une position uniquement attentiste, et ont bien conscience du rôle qu’eux aussi ont à jouer dans cet écosystème.

     

    Conclusion

     

    Qu’il me soit donc permis en conclusion de cette brève intervention de me livrer (c’est classique !) à un roboratif mais parfois risqué exercice de prospective. La dématérialisation des contenus des documents est d’une telle radicalité que les bibliothèques admettent que leur fonction traditionnelle, leur rôle dans la société s'en trouvent modifiés, voire même bouleversés.

     

    Demain, (mais c’est déjà aujourd’hui très souvent...) :

     

    • nous ne fournirons plus de contenus, mais des accès ;
    • nous muterons nos pratiques professionnelles d’une logique de gestion de stocks vers une logique de gestion de flux ;
    • nous ne fournirons plus de contenus bruts, mais des contenus enrichis (métadonnées, autres documents sur le même thème, contexte, analyses critiques de professionnels ou de simples lecteurs/amateurs, différentes versions d’une même traduction, texte en plusieurs langues...) ;
    • nous évoluerons d’une logique de prêt vers une logique de sélection, de tri et d’aide au choix et à la décision de l’usager ;
    • nous ne transmettrons plus une valeur déterminée, mais une valeur ajoutée (liens internet, livres à réalité augmentée, bibliographies thématiques ou transversales, multiplication des contenus autour d’un même titre : pour la BD Le bleu est une couleur chaude de Jul Maroh, nous savons fournir en même temps que sa version numérisée, le fichier du film La vie d’Adèle qu’en a tiré Abdellatif Kechiche, et le fichier musical de la bande sonore du film... De la même façon, pour rendre hommage au réalisateur Georges Lautner récemment disparu, il est tout à fait pertinent de proposer au public d’accéder aux versions dématérialisées des meilleurs ouvrages parus sur ce cinéaste, accompagnées des fichiers numérisés de ses films les plus célèbres, des bandes sons originales, ou des interviews radiophoniques au cours desquelles il s’est exprimé).

     

    Cette évolution de la prescription vers la médiation est bien évidemment largement avancée dans notre profession : nos intentions récentes ont toujours été là. Mais l’arrivée du numérique dans l’édition ne nous laisse plus le choix, et nous pousse à accélérer la cadence.

     

    Le changement impose finalement aux bibliothèques de concrétiser ce qu'elles promettent depuis longtemps : la valorisation de leurs collections, l'éditorialisation de leurs offres documentaires, et l'animation de leurs contenus pour en favoriser les usages. Pour les bibliothèques, là est leur risque, mais là est aussi leur chance : c’est René Char qui disait : « impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque : à te regarder, ils s’habitueront ».

     

    Les bibliothèques vont donc aller vers leur risque, et imposer leur chance : et leur chance, c’est d’être capable de repérer, de sélectionner et de fournir des contenus intellectuels qu’elles auront au préalable enrichis, commentés, annotés, mis en perspective et comparés. Qui d’autre, dans le paysage public ou privé, est capable à grande échelle d’une telle proposition scientifique et fiable ? Personne, sans doute, et sûrement pas les moteurs de recherche, aussi performants et omnipotents soient-ils. De fournisseurs de contenus gestionnaires de stocks figés, les bibliothécaires sont devenus médiateurs culturels gestionnaires de flux. C’est là qu’est – pour nous – le nouveau paradigme du numérique dans l’édition.